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Le secret bancaire - Un mythe helvétique

Martin Bernard  2022-08-01

Le secret bancaire a longtemps été l’un des piliers de l’économie suisse, au point de devenir une part intégrante de l’identité du pays. En dépit des zones d’ombres et des controverses entourant son existence, cette pratique financière a été soutenue pendant longtemps par une grande majorité de la population helvétique, y voyant le garant de la stabilité économique de la nation au sein du concert des grandes puissances. L’histoire de cette institution tout helvétique vaut son pesant d’or. La question du secret bancaire a en effet exercé une influence considérable sur la politique intérieure et extérieure de la Confédération tout au long du XXe siècle.

Pendant longtemps, de nombreux commentateurs ont propagé l’idée que cette pratique avait été instaurée en 1934 dans le but de venir en aide aux victimes, essentiellement juives, des persécutions nazies venant de commencer en Allemagne. Philippe de Weck, un ancien président de l’UBS, a notamment défendu cette thèse dans un livre de référence paru en 1992. Le célèbre hebdomadaire britannique The Economist a fait de même dans un article publié le 17 février 1996. Problème: il s’agit d’une légende. La réalité, on le sait aujourd’hui, est tout autre.

La pratique du secret est en fait profondément ancrée dans l’activité bancaire helvétique depuis la fin du XIXe siècle. Son importance s’est renforcée au tournant du XXe siècle. À cette période, de nombreux États européens accroissent la pression fiscale sur les couches fortunées, qui cherchent un refuge pour échapper à l’imposition. « Les cercles bancaires helvétiques ont rapidement saisi que la hausse de la fiscalité dans une série de pays leur offrait une carte à jouer: attirer en Suisse les capitaux étrangers cherchant à fuir un fisc jugé trop gourmand », note l’historien Sébastien Guex1. Une propagande massive vantant les avantages de la Suisse comme lieu d’évasion fiscale se développe alors dans les pays voisins.

Quelques années plus tard, la Première Guerre mondiale engendre un afflux de capitaux sans précédent dans les banques helvétiques, dont les affaires décollent. Dès cette époque, la Suisse, devenue une plaque tournante pour les capitaux étrangers, se transforme de fait en place financière internationale. Le secret bancaire est l’une des pierres angulaires de l’édifice mis en place. Après la guerre, les gouvernements français et belges essaient de faire pression pour obtenir des informations sur leurs ressortissants ayant transféré leurs avoirs en Suisse. Mais sans Succès. Les autorités helvétiques soutiennent les banques. Le début des années 1930 marque un tournant pour le monde bancaire helvétique. Le secteur connaît alors l’une des plus graves crises de son histoire, alimentée notamment par le krach boursier de 1929 aux États-Unis. Les grandes banques suisses doivent être sauvées ou restructurées par l’État. Dès l’été 1931 se pose la question d’élaborer une loi sur les banques pour encadrer leur activité. Les socialistes, mais aussi de larges secteurs de la paysannerie et de la classe moyenne, poussent dans ce sens.

Dans le même temps, la France et l’Allemagne s’attaquent à nouveau au problème de l’évasion fiscale. À l’automne 1932, les autorités françaises perquisitionnent les locaux parisiens de la Banque commerciale de Bâle. Des documents sont saisis, qui montrent que l’établissement helvétique procède depuis longtemps, sur une vaste échelle et au mépris de la législation française, à des opérations d’évasion et de fraude fiscale. Les locaux de la Banque d’escompte suisse et d’une banque privée genevoise seront également perquisitionnés. L’affaire a un énorme retentissement. Les montants concernés, élevés pour l’époque, sont probablement d’au moins 400 millions de francs suisses. Surtout, des noms sont divulgués. On y trouve le gotha de la société française: trois sénateurs, une douzaine de généraux, deux évêques, d'anciens ministres, de grands industriels, comme la famille Peugeot ou encore la famille Coty, propriétaire entre autres de l'influent quotidien Le Figaro.

Les autorités suisses protègent les instituts bancaires helvétiques, mais cela donne des arguments en faveur d’une loi d’encadrement. Les milieux bancaires capitulent, mais à deux conditions: la surveillance doit être légère et non-étatique, mais aussi s’accompagner d’un renforcement du secret bancaire. Ce renforcement est accepté presque sans discussion par le parlement national, qui adopte la Loi fédérale sur les banques le 8 novembre 1934. Dans son article 47, celle-ci stipule que la personne qui « révèle un secret à lui confié ou dont il a eu connaissance en raison de sa charge et de son emploi » risque une peine de prison de trois ans au maximum. Le texte s’applique également aux individus qui ne sont plus en fonction au moment des faits. Le secret bancaire, réglé auparavant par le droit civil, relève désormais du droit pénal.

Par l'adoption de la loi de 1934, la Suisse devient le pays économiquement développé où le secret bancaire est de loin le plus hermétiquement protégé. Jusqu’en 1970, il se révèle une forteresse quasiment inexpugnable. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il résiste à la pression des Alliés, pourtant en position de force face aux compromissions helvétiques avec le IIIe Reich depuis 1933. Grâce à des manœuvres dilatoires, à l’octroi de crédits à la France et à l’Angleterre, ainsi qu’à la mise en avant du capital symbolique de la Suisse (neutralité, bons offices, Croix-Rouge, etc.), les autorités politiques et financières helvétiques tiennent bon. Seuls les noms des ressortissants allemands sont finalement confiés aux Alliés. Jusqu’en 1990, le secret bancaire helvétique conserve globalement le « soutien diplomatique tacite des États-Unis et des principaux pays d’Europe occidentale, qui évitent de s’y attaquer sérieusement pour ne pas s’aliéner la Suisse, un pays certes neutre, mais situé au centre géographique du dispositif de l’OTAN. Il bénéficie, enfin, d’une certaine complicité, au moins passive, de responsables politiques européens, qui ne cherchent pas sérieusement à combattre l’évasion fiscale dont leur pays est victime », souligne le journaliste économique Yves Genier.

La fin de la Guerre froide et la chute de l’URSS ouvrent cependant de nouveaux horizons de transparence. En 1995 éclate l’affaire des fonds en déshérence. Les banques doivent ouvrir leurs archives et publier les noms de détenteurs de comptes laissés en déshérence depuis 1945. En 1998, les ministres des Finances du G8 se prononcent en faveur d’une instauration d’un système international d’échange de renseignements financiers et fiscaux entre États. Deux ans plus tard, l’OCDE publie une liste de paradis fiscaux. La Suisse n’y figure pas, mais reste sous surveillance. Les banques, elles, semblent imperturbables. La décennie 1990 jusqu’en 2008 est l’une des plus fastes de leur histoire. En 2007, selon les statistiques de la BNS (qui restent une approximation de la réalité), la valeur des stocks de titres détenus par des personnes résidant à l’étranger déposés dans les banques helvétiques totalisait 3'123 milliards de francs.

La crise de 2008 sonne cependant le début de la fin pour la place financière suisse. Les États-Unis mènent l’assaut. Le 18 février, ils contraignent l’UBS à livrer 250 noms au fisc américain. En août, un accord prévoit la transmission de 4450 nouveaux noms. Coup de tonnerre dans une Suisse qui croyait encore à l’inviolabilité de son secret bancaire. D’autant que les États-Unis poursuivent leur offensive: 14 autres banques, dont Credit Suisse, sont dans le viseur de la justice américaine. Toutes céderont sous la pression. Malgré quelques tentatives pour trouver un compromis, le Conseil fédéral et le lobby bancaire helvétique capitulent. Le 6 juin 2014, le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann signe l’engagement de la Suisse à se conformer au standard de l’OCDE en matière d’échange automatique d’informations, qui est appliqué à partir de 2018. Beaucoup d’observateurs considèrent cette décision comme la « mort » effective du secret bancaire suisse.

Le 30 juin de la même année, l’accord FACTA entre également en vigueur. Il oblige les banques suisses à communiquer au Trésor des États-Unis tous les comptes détenus par des citoyens américains. Plusieurs spécialistes se sont interrogés sur la position trouble des États-Unis en matière de lutte contre l’évasion fiscale. Prompt à dénoncer les abus à l’étranger, Washington l’est beaucoup moins lorsqu’il s’agit de lutter contre ses propres paradis fiscaux (Floride, Delaware, Arizona et Colorado). « Une vaste hypocrisie, qui perdure grâce à l’énorme poids qu’exerce ce pays sur le reste du monde », note Yves Genier.

Le secret bancaire est-il pour autant définitivement enterré en Suisse? Pour les pays européens et de l’OCDE, c’est globalement le cas. Les fiscs communiquent entre eux et s’échangent des informations. Mais c’est moins le cas pour les pays hors de cette organisation en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie. Dans ces régions existe une clientèle active dans des affaires internationales exposées à la criminalité économique (corruption). Début 2019, par exemple, une affaire de détournement de fonds vénézuéliens a mis en cause une banque suisse sur huit. Selon François Pilet, fondateur du site Gotham City, revue en ligne traitant des affaires judiciaires touchant la place économique et financière helvétique: « La Suisse reste donc une plaque tournante pour cacher des fonds d’origine criminelle du monde entier.»

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